Le corbeau qui vola la lumière, conte d'Amérique du Nord

Publié le par Atmosphere88

CONTE

"CORBEAU VOLE LA LUMIÈRE"

de
Bill Reid et Robert Bringhurst,
Le dit du Corbeau, Atelier Alpha Bleue, 1989.

Traduit de l'anglais par Christiane Thiollier 

********


 Avant qu’il y eût quoi que ce fût au monde,

avant que les eaux eussent tout recouvert puis se fussent retirées,

  avant qu’il y eût sur la terre des animaux,
dans l’air des oiseaux, dans la mer des poissons,

  des baleines et des phoques,


 Il y avait un vieil homme qui vivait dans une maison,

   au bord d’une rivière, avec son unique enfant, une fille.
    Qu’elle fût belle comme les branches du sapin ciguë
sur un ciel de printemps au lever du soleil,
ou laide 
comme une limace de mer, est à vrai dire,
 de peu d’importance dans cette histoire, qui se passe à peu près

    complètement dans l’obscurité.



 Car le monde en ce temps-là était tout entier dans le noir.
 Un noir d’encre, un noir de poix,

  un noir où tout se noie, un noir plus noir que la plus noire des nuits d’hiver,
 plus noir que tout ce que

   l’on a connu depuis de plus noir.



 S’il faisait si noir,
 c’est que le vieil homme
 avait dans sa maison
 au bord de la rivière

  un coffre qui contenait un coffre
 qui contenait un coffre
 qui contenait une infinité de coffrets,

   chacun d’eux contenant un coffret
légèrement plus petit que lui jusqu’au dernier
qui était si petit

    qu’il ne pouvait rien contenir d’autre
 que toute la lumière de l’univers.






 Corbeau, qui existait bien sûr à cette époque
 puisqu’il a toujours existé et existera toujours,

 n’était pas très content de cet état de choses.
  Il se cognait partout,
 trébuchait ici et là et cela le freinait considérablement

   dans sa quête de plaisirs en tout genre
 et dans ses incessants efforts
pour changer le monde et se mêler de tout.



 Ses errances dans l’obscurité finirent par le mener
 jusqu’à la cahute du vieil homme.

  Il commença par entendre une petite voix
qui chantonnait à quelque distance.

  En suivant la voix, il ne tarda pas à se trouver près d’une maison et,
   lorsqu’il eut collé son oreille contre les planches de la paroi,
    il parvint à capter ce qui suit:

     "J’ai chez moi un coffre, et à l’intérieur de ce coffre
 il y a beaucoup de coffrets

      et dans le plus petit de tous
 il y a toute la lumière du monde;

      tout ça m’appartient,
 et je ne laisserai jamais qui que ce soit y toucher,

       même ma fille, car,
 qui sait, elle est peut-être aussi laide qu’une limage de mer,

        et ni elle ni moi n’avons envie de le savoir."




 Il ne fallut qu’un instant à Corbeau
 pour décider de s’approprier la lumière,

 mais il lui fallut beaucoup plus longtemps
 pour imaginer comment s’y prendre.




 D’abord il chercha à localiser la porte.
  Mais il eut beau faire mille et mille fois
 le tour de la maison et tâter

  les planches une à une pendant des heures
, il ne put trouver la moindre ouverture.

   Il lui arrivait parfois d’entendre le vieil homme ou sa fille quitter leur logis
    pour aller chercher de l’eau ou pour toute autre raison,
 mais ils sortaient immanquablement

     par la façade opposée à celle devant laquelle il se trouvait,
 et,
si vite qu’il se précipitât de l’autre côté,

      c’était toujours pour arriver devant une paroi désespérément lisse.



 Découragé, Corbeau se mit à arpenter le bord de la rivière
 en se creusant

  la tête pour découvrir le moyen de pénétrer dans la maison.
   Ce faisant,
 l’idée de la jeune personne qui s’y trouvait
 commença à faire quelque effet sur son imagination,

    et sur autre chose aussi.


 "Il est probable qu’elle est laide comme une limace de mer,
  se dit-il,
mais d’un autre côté elle pourrait bien être belle
comme les branche d’un sapin ciguë

   sur un lever de soleil de printemps,
si seulement il y avait assez de lumière pour qu’il y en eût un."

    Ce furent ces réflexions quelque peu oiseuses
 qui lui suggérèrent la solution à son problème.




 Il attendit que la jeune fille,
dont il pouvait maintenant distinguer

 les pas de ceux de son père,
vînt à la rivière pour y quérir de l’eau.
Se changeant alors en aiguille de pin,

  il se laissa tomber dans le flot
et descendit le courant juste à point
pour être pris dans le seau qu’elle remplissait.



 Même sous cette dimension réduite,
Corbeau était encore capable d’exercer ses pouvoirs magiques,

  assez tout au moins pour donner si soif à la jeune personne
 qu’elle but une grande gorgée d’eau et avala l’aiguille.



 Quand il eut dégringolé bien au fond de son petit ventre chaud,
  Corbeau se nicha dans un coin confortable, se transforma une fois de plus,
   cette fois en un minuscule être humain, et partit pour un long sommeil.
    Tout en dormant, il se mit à grandir.


 La jeune fille ne comprenait goutte à ce qui lui arrivait,
 et naturellement elle n’en dit mot à son père, qui,
 étant donné qu’il faisait tout noir,

  ne remarqua rien d’anormal,
 jusqu’au jour où il ne put pas ne pas noter
 une nouvelle présence dans la maison,

  Corbeau y ayant fait une apparition triomphale
 sous la forme d’un nouveau-né de sexe masculin.




 C’était - ou ç’aurait été si quelqu’un avait pu le voir-
  un garçonnet d’étrange apparence,
 doté d’un long nez en forme de bec et de quelques plumes par ci par là.

   Il possédait aussi les yeux brillants de Corbeau,
 ce qui aurait donné à sa physionomie un air vif et fureteur

    - si air il avait pu y avoir au regard de quiconque.


 Et quel tintamarre il faisait !

Son cri était à la fois celui d’un enfant gâté

  et celui de Corbeau dans ses heures de colère
 -
   et pourtant sa voix pouvait avoir aussi la douceur du vent dans les branches de pin;
   il y passait alors quelque chose de ce sublime
chant de cloche dont la gorge de Corbeau a le privilège.



 Dans ces moments-là,
 son grand-père se prenait à adorer ce bizarre nouveau-venu

  et passait de longues heures à lui fabriquer
 des jouets et à lui inventer des jeux.



 Tout en travaillant à renforcer l’affection et la confiance du vieil homme envers lui,
  Corbeau intensifiait ses recherches dans la maison.
  Au terme d’explorations multiples,
   il en vint à la conviction que la lumière
était cachée dans le grand coffre qui était posé dans un coin.

    Il en souleva un jour précautionneusement le couvercle,
mais ne put bien sûr rien voir.

    Il put seulement sentir un autre coffre à l’intérieur.
     Cela avait suffi pour que le grand-père se rendît compte
      qu’il était arrivé quelque chose à son précieux réceptacle;
       il réprimanda très sévèrement le coleur potentiel,
       le menaçant des pires punitions s’il touchait encore au coffre.


 Cette algarade déclencha une suite de protestations assourdissantes,
  suivies de tendres supplications par lesquelles,
sans jamais mentionner la lumière,

  l’enfant Corbeau se contentait d’implorer que lui fût donné le plus grand coffre.
   Ce coffre, disait-il,
 était la seule chose qui lui manquait pour être tout à fait heureux.


 Comme la plupart des grands-parents
sinon tous l’ont fait depuis le commencement des temps,

 le vieil homme finit par céder et donna à son petit-fils le coffre extérieur,
 ce qui le satisfît pour un bout de temps.
  Mais,
 comme la plupart des petits-enfants
 sinon tous l’on fait depuis le commencement des temps,

   Corbeau ne tarda pas à demander le coffre suivant.


 Cela lui prit des jours et des jours,
  il lui fallut des cajoleries sans nombre coupées de crises de rage
 savamment orchestrées,

   mais il obtint, l’un après l’autre, tous les coffrets.
    Déjà quand il n’en restait plus que quelques-uns,
 une étrange luminosité,

     jamais encore observée,
 avait commencé à pénétrer l’obscurité,

     faisant apparaître des formes vagues et les ombres, rien encore de bien défini.
      Au dernier coffret, l’enfant Corbeau use de sa voix la plus irrésistible
 pour prier
  le vieil homme
de lui laisser tenir la lumière rien qu’un tout petit peu.



 Sa requête fut immédiatement rejetée, mais naturellement le grand-père
 au bout d’un certain temps finit par céder. Du dernier coffret il sortit la lumière,
 sous la forme d’une belle boule incandescente, et la lança à son petit-fils.

 Il n’aperçut que pendant une fraction de seconde l’enfant
  à qui il avait prodigué tant d’amour car,
dans le temps même où la lumière allait vers lui,

  sa forme humaine disparut pour laisser place à une masse énorme,
  noire et brillante, ailes déployées et bec ouvert, en position d’attente.

  Corbeau se saisit de la boule de feu, jeta ses larges ailes derrière son dos
   et se catapulta à travers le conduit de cheminée dans l’obscurité du vaste monde.


 Celui-ci fut instantanément transformé.
  Les montagnes et les vallées apparurent, précisément dessinées;
   les rivières prirent un éclat étincelant;
   partout la vie se mit en mouvement.
    Et, à l’autre bout du ciel, une autre grande masse ailée fit irruption dans l’espace:
    la lumière avait frappé pour la première fois
 le regard de l’aigle et lui avait montré sa cible.



 Corbeau évoluait dans le ciel,
 tout à la joie que lui donnait son précieux butin,

  admirant l’effet que celui-ci produisait sur le monde au-dessous de lui,
   se félicitant de ce qu’il voyait maintenant
où il allait au lieu de voler

    comme avant à l’aveuglette
 en priant pour qu’il ne lui arrivât pas trop de catastrophes.



     Il était si heureux qu’il n’aperçut l’aigle
que quand celui-ci était déjà presque sur lui.

      Dans sa panique, il fit une embardée
pour éviter les serres cruelles de son ennemi et,

       ce faisant,
 laissa échapper une bonne moitié de la lumière qu’il tenait dans son bec.

        Celle-ci tomba brutalement sur les rochers
 qu’il était en train de survoler et s’y brisa en éclats

         - un gros et une infinité de petits -
 qui rebondirent jusque dans le ciel où,

         devenus la lune et les étoiles,
ils rendent encore aujourd’hui gloire à la nuit.




 L’Aigle pourchassa sa proie jusqu’aux confins du monde;
  là, épuisé par cette longue traque,
  Corbeau finit par lâcher son dernier morceau de lumière.
   Celui-ci, après s’être posé en douceur sur un lit de nuages,
   s’éleva tout doucement au-dessus des montagnes à l’est.


 Ses premiers rayons pénétrèrent par le conduit de la cheminée
  jusque dans la maison près de la rivière où le vieil homme pleurait
   amèrement sur la perte de son trésor et sur la trahison de son petit-fils.
    Mais lorsque la clarté fit irruption
 il leva les yeux et pour la première fois aperçut sa fille,

    qui était restée tranquillement assise dans un coin pendant tout ce temps,
     complètement ahurie par cette succession d’événements.



 Le vieil homme vit alors que son enfant était belle comme
  les branches du sapin ciguë sur un ciel de printemps au lever du soleil
   et il commença à se sentir un peu mieux
   Le premier jour venait de naitre.

   
   Le corbeau qui vola la lumière,
conte d'Amérique du Nord 

Publié dans Humeur sucrée

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